Date de publication:
9 mai 2022
Durée:
1h41
Animateur:
Thibault Elie
D’Ernst Jünger à Charles Péguy en passant par Albert Londres et Henri Barbusse, les écrivains-soldats ou soldats-écrivains ont raconté leur expérience de la guerre des tranchées. Un siècle plus tard, Loup Bureau, s’il n’est pas un soldat, a aussi fait l’expérience des tranchées en Europe. Il était proche d’une des lignes de front, en Ukraine le 24 février 2022, lorsque la Russie a envahi son voisin de toute part après avoir reconnu l’indépendance de deux zones séparatistes de la région ukrainienne du Donbass, les républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk dans l’est de l’Ukraine.
Le premier long-métrage de Loup Bureau, intitulé Tranchées, est le fruit d’un engagement au long cours aux côtés du peuple ukrainien depuis la révolution de l’Euromaïdan en 2013. Suivant une brigade du 30e bataillon de l’armée ukrainienne, il documente l’étrange banalité du quotidien de soldats, vivant dans la poussière et la boue pour « tenir la position », à quelques dizaines ou centaines de mètres de l’adversaire. Une « guerre gelée », largement sous-médiatisée depuis plusieurs années, avant qu’elle ne revienne au cœur de l’actualité la plus brûlante pour les médias du monde entier.
Le film de Loup Bureau, pensé pour l’écran de cinéma, acte une rupture avec sa trajectoire de journaliste ayant été formé pour les médias audiovisuels puis ayant exercé dix ans durant pour eux. Celui qui se qualifie aujourd’hui de documentariste a construit son film comme l’ouvrage d’un artiste, revendiquant une « liberté entière de pouvoir créer », là où la télévision lui imposait un formatage dans la manière de faire comme dans le résultat. Au contraire, le documentaire « de cinéma » offre à Loup Bureau la possibilité d’affirmer des choix artistiques et de ne plus dépendre ni du rendement quotidien demandé au reporter de guerre par la télévision, ni de la frilosité des rédactions à traiter de ce qui ne fait pas la une des autres médias.
De hasard — et de chance —, il fut question à plusieurs reprises dans la vie de ce projet : l’accès à la ligne du front fut rendu possible par son amitié avec un commandant de l’armée ukrainienne rencontré à Kiev cinq ans plus tôt ; le refus des télévisions de commander un reportage sur les tranchées l’a poussé à chercher un autre débouché ; et le soutien de sa productrice Catherine Nataf (Unité) s’est avéré indispensable pour tourner en autonomie durant quatre mois dans les tranchées. Un travail dans la durée sur le terrain qui l’inscrit dans la même vague que d’autres jeunes reporters de sa génération, comme Quentin Müller, racontant la péninsule arabique ave sa plume (écouter notre émission à ce sujet).
Tournant seul, avec une petite caméra, un trépied et deux micros, mais sans traducteur, Loup Bureau s’inscrit quelque part entre le documentaire fictionnalisé de Gianfranco Rosi (Notturno, Fuocoammare) et les reportages cinématographiques humanistes de Florent Marcie, auteur notamment de Itchkeri Kenti, un documentaire sur la résistance du peuple tchétchène contre les Russes, déjà, en 1996 (écouter notre émission à ce sujet). Son double choix d’un cadre au ratio 1.33 («4/3») et d’une image en noir et blanc souligne autant la volonté d’un dépouillement et de la restitution de l’expérience vécue, d’une « perception » évidemment subjective, mais surtout authentique. « Raconter ce que les autres ne racontent pas », résume Loup Bureau à propos sa démarche singulière.
00:00:00— Introduction
00:02:37 — Du journalisme télévisé au documentaire de cinéma
00:10:01 — Questions éthiques : risque, intimité et mort
00:19:17 — En 2013, à la rencontre de la génération Euromaïdan
00:29:37 — Un accès unique au terrain des tranchées
00:40:40 — Filmer seul et s’affranchir des codes télévisés
00:50:08 — Choix artistiques & perception visuelle des tranchées
00:57:52 — Dans les tranchées on entend plus qu’on ne voit
01:05:57 — Tisser une histoire au montage pour les spectateurs
01:14:44 — Être radical dans sa démarche et sa sensibilité
01:21:43 — Une musique « organique » jouée par un orchestre
01:33:35 — Raconter ce que les autres ne racontent pas
Loup Bureau a été formé aux techniques de l’image par un BTS audiovisuel, avant d’étudier le journalisme à l’IUT de journalisme de Lannion et à l’Institut des hautes études des communications sociales (Ihecs) de Bruxelles.
L’Ukraine est un pays que Loup Bureau a arpenté en tant que journaliste en y réalisant plusieurs reportages vidéo, notamment Les enfants de Maidan en 2015, ou en couvrant le conflit en tant qu’envoyé spécial pour la chaîne TV5Monde. Avant cela, il a été Afghanistan et au Pakistan ; a été correspondant étranger au Caire dans le sillon des printemps arabes ; ou a encore rapporté l’histoire du combat des kurdes contre Daesh — ce qui lui a valu par capillarité d’être détenu 52 jours dans une prison turque pour une accusation de terrorisme. Une expérience de captivité et d’enfermement dont il a tiré un livre, Chroniques d’un prisonnier (éd. Les Arènes, 2018).
Tranchées, en salles le 11 mai 2022, est son premier-long métrage.